Patrimoine Dilbeekois

Jean Albert, un vrai artiste-sculpteur !

Il n’y a pas quelques années, lorsque, « jeune » recrue de notre association culturelle, j’assistai, pour la première fois, à une conférence donnée dans notre local, j’entendis, juste avant qu’elle ne débute, quelqu’un évoquer le fétiche à l’oreille cassée sculpté par ses soins à la demande d’Hergé. Quoi ? Compterions-nous, parmi les membres de cette vénérable assemblée, un émule d’un sorcier arumbaya capable de donner forme à un esprit issu de l’imagination d’Hergé ?


Que nenni, je me trouvais en face de Jean Albert, un personnage en chair et en os, au demeurant extrêmement sympathique, modeste et discret, bien loin de l’image que je m’en faisais quelques instants plus tôt… Après une petite conversation très (trop) vite écourtée par les impératifs de la mise en scène orchestrée par le conférencier de service, je dus, à mon corps défendant, réintégrer mon siège.
Mon intérêt éveillé ce jour-là fut bien vite plus que titillé au fil des découvertes que je fis lors des recherches lancées tous azimuts sur cet artiste… et notamment celle de l’article que lui avait consacré Micheline Denis dans notre bulletin n° 42 de novembre-décembre 2008.
J’étais tombé sur un extraterrestre de l’art sculptural, doublé d’un dessinateur inspiré, d’un transmetteur de savoir-faire éclairé, bref d’un vrai polyglotte de l’art. Nos quelques trop brèves rencontres ultérieures ne m’ayant pas donné l’occasion d’en savoir beaucoup plus sur lui, je conçus très vite le projet de le rencontrer sur son terrain, de le découvrir dans son antre, en vue de tenter de lui rendre hommage dans notre bulletin… Ginette manifesta immédiatement son envie de m’accompagner dans l’exploration de son monde.

J’appris entre-temps qu’il avait été honoré en 2012 par les pouvoirs communaux alors en place… Quoi ? Un vrai Ardennais, originaire de Bouillon, berceau de la première croisade menée par le preux Godefroid, reconnu et félicité dans notre commune par les édiles communaux. Cela n’est assurément pas arrivé tous les jours… d’autant que cet honneur est toujours réservé à quelqu’un d’exceptionnel. A défaut d’un brevet de citoyen d’honneur, il reçut une médaille de reconnaissance des mains du bourgmestre de l’époque…

J’appris aussi que l’église du Savio à deux encablures de mon petit cottage, recelait trois magnifiques statues sculptées par notre homme : une Vierge à l’enfant de toute beauté, un Don Bosco protecteur et surtout un Christ en croix dont on a envie de soulager la souffrance, toutes trois réalisées dans un style épuré mais extrêmement réaliste.

Faites comme moi, amis lecteurs, allez admirer ces œuvres… elles vous parleront, j’en suis sûr.
Une autre église tout près d’ici à Onze-Lieve-Vrouw-Lombeek, dans l’entité de Roosdaal, cache bien soigneusement une copie remarquable, due au ciseau de notre artiste, de la Vierge à l’enfant exposée dans l’église, copie qui est portée à bout de bras lors de la procession votive annuelle dans les rues du village.

 

Jean Albert est donc né au pied des douves du château de Bouillon en 1931. Son papa, lui-même sculpteur, l’initia très tôt au travail du bois et lui transmit le virus, avant de partir en captivité en Allemagne pour cinq longues années. Après ses études techniques secondaires – option Bois, spécialisation sculpture ornementale – à l’Institut Saint-Jean-Berchmans de Liège, complétées plus tard par 9 années d’études (dessin et travail de la pierre) en cours du soir, dans les Académies des Beaux-Arts de Malines, de Bruxelles et d’Anderlecht, il commença sa carrière chez deux fabricants de meubles, d’abord à Malines, puis à Bruxelles, où il mit en pratique sa formation de sculpteur ornemaniste et de copiste de meubles de style. Il fut bientôt engagé par l’antiquaire Costerman, l’un des plus réputés de la place de Bruxelles, chez qui il exerça ses talents de restaurateur-sculpteur jusqu’en 1959, avant de s’installer à son compte. Ses anciens professeurs aussi bien de l’école de Liège, que ceux de la Hogere Rijkschool voor Beeldende Kunsten d’Anderlecht l’ont sollicité pendant de nombreuses années pour faire partie des jurys de fin d’études. Lui-même n’a pas hésité à accueillir régulièrement dans son atelier de jeunes aspirants sculpteurs auxquels il put transmettre un peu de son art.

 

Il me fallait quand même encore en savoir un peu plus sur Jean et surtout sur ses œuvres. Il accepta bien vite de nous rencontrer Ginette et moi et de parcourir avec nous le chemin de sa vie de sculpteur, jalonné, comme on va le voir, de tant de beaux ouvrages en bois, de beaux dessins, de portraits, d’esquisses, de magnifiques et imposants blocs de pierre taillés dans la masse à coups de patients coups de ciseaux.

 

Dès l’entrée de sa demeure dilbeekoise, qu’il occupe depuis bien longtemps avec son épouse d’origine west-flandrienne, Marie-Jeanne, nous pénétrons dans une véritable petite galerie d’art : un cadre de miroir en merisier sculpté de motifs végétaux, une console délicatement ajourée supportant une très belle horloge aux détails finement ouvragés, accompagnés d’œuvres plus récentes, en pierre et en bois rare, résolument abstraites.

Son atelier au bout du vestibule est aussi en soi une véritable galerie d’art, mais « ornée « , si l’on peut dire, de son banc de travail et des outils qui lui ont permis de créer toutes ces belles pièces qu’il va bientôt nous faire découvrir dans son « album souvenirs », en plus de celles qui restent exposées dans son atelier et dans les autres pièces de sa maison… Il nous montre d’abord tous ses outils aussi bien ceux dédiés au travail du bois que ceux plus massifs destinés à tailler la pierre – dont ceux qui lui ont été légués par son papa – puis, cerise sur le gâteau, il nous laisse admirer, bien rangés dans de petits tiroirs discrets, des gouges très particulières fabriquées avant 1914 en Angleterre en un acier trempé d’une qualité introuvable aujourd’hui et dont il est très fier, à juste raison. Il nous montre aussi un étau de son invention qui combiné à une vis à noix lui permet de fixer la pièce en cours et de la faire pivoter dans tous les sens.

 

En plus d’un sculpteur hors pair, nous découvrons ainsi un inventeur inspiré.

 

L’heure est donc venue de parcourir son « album ouvenirs » où se trouvent réunies des photos de ses plus belles réalisations aussi bien en bois de toutes essences qu’en pierre de tous grains : des copies et restaurations de trésors sculpturaux anciens, des consoles, des trophées de chasse, des meubles, des lambris, des encadrements de cheminées anglaises en chêne ou en tilleul, des tables en demi-lunes, des chaises de style, des horloges, des appliques, des bas-reliefs, des garde-corps extraordinairement travaillés, des frontons de portes monumentales de divers châteaux prestigieux, dont celui de Chaulieu, une statue de Sainte Wivine, une autre de Sainte Alène, des Vierges à l’enfant de toute beauté et même une composition sculptée sur bois de détails de deux tableaux de Bruegel, et j’en oublie… beaucoup…

Insensiblement, au fil des pages, on remarque que l’artiste a suivi un cheminement très personnel dans la création. D’abord figuratives et « décoratives », suivant en cela sa formation initiale, ses œuvres ont petit à petit évolué vers le symbolisme, puis vers le surréalisme et enfin vers l’abstrait.

Il nous explique alors qu’il s’est réinstallé sur les bancs académiques d’Anderlecht afin de mieux définir ses aspirations profondes vers des formes plus épurées qu’il avait commencé à développer dans des études de mains, gracieuses et lascives, et dans une série de « noeuds » aux formes élancées, élégantes, taillés dans la masse du bois ou de la pierre, qui témoignent, si besoin en est, de sa virtuosité.
 
Tout naturellement, nous voilà entraînés dans le jardin par Marie-Jeanne : de nouvelles découvertes nous y attendent, mises en valeur dans cet écrin bucolique. Jean aime aussi travailler la pierre, particulièrement le marbre, et cela se voit.
Nos hôtes nous emmènent ensuite à l’étage où nous découvrons, dans le living, une magnifique cheminée tout entière habillée de plaques de schiste ardennais finement sculptées de scènes forestières prises sur le vif : des chasseurs traquant dans la forêt des cerfs, des laies et leurs marcassins tout mignons, des bûcherons au travail…

Partout des œuvres exceptionnelles attirent notre attention. Jean nous les montre avec une fierté qu’il ne peut pas toujours réfréner, à juste titre, tant elles sont tout simplement belles. En passant, il nous montre, avec un clin d’œil, deux très belles pièces taillées dans un bois rare, l’amourette, utilisé généralement pour façonner les archets de violon.

Ainsi s’achève la visite, in situ, d’une véritable caverne aux trésors toute entière vouée à l’art sculptural et habitée par l’esprit créateur sans cesse en éveil d’un artiste hors du commun, soutenu sans relâche, on s’en rend bien vite compte, par une Marie-Jeanne très très fière de nous faire découvrir les œuvres de son époux…
Et pour finir, revenons donc un instant à l’élément déclencheur de cette envie d’en connaître un peu plus sur cet artiste, à savoir ce fameux fétiche arumbaya. En 1961, Hergé cherchait un sculpteur capable de reproduire l’origlnal du fétiche à l’oreille cassée qui lui avait été volé. Il en parla à un ami qui connaissait Jean Albert. Celui-ci, tel Monsieur Balthazar dans l’album éponyme, honoré de la confiance témoignée par Georges Rémy, empoigna aussitôt gouges, maillets et autres instruments… Hergé fut enchanté du travail réalisé… d’autres personnages peu scrupuleux aussi, qui s’empressèrent de dérober la première copie de la statuette. Jean n’eut donc d’autre alternative que de recommencer son travail (*). Curieusement, le fétiche fut aussi volé dans l’histoire imaginée par Hergé…

 

La réalité aurait-elle inspiré la fiction ? Ou est-ce le contraire ?

Nous apprenons sur la lancée que le sceptre d’Ottokar fut lui aussi sculpté par notre ami Jean qui a donc ainsi contribué, de manière indirecte et à trois reprises, à entretenir l’imagination d’Hergé et donc celle des centaines de millions de ses lecteurs passionnés de par le monde.

 

De nombreuses œuvres de Jean Albert se sont laissé admirer dans des galeries connues en Belgique et dans de nombreux pays, d’autres enchantent encore des collectionneurs passionnés et des amateurs d’art privés. De nombreux prix et médailles ont récompensé son travail… Jean Albert est un artiste modeste qui n’aime pas se flatter des récompenses qui lui ont été décernées tout au long de sa longue et belle carrière et pourtant Dieu sait qu’elles ont toutes été bien méritées. Il nous a quand même avoué que c’était la Médaille de vermeil de l’Association des artistes professionnels de Belgique qu’il avait le plus appréciée, tant elle signifiait pour lui une réelle reconnaissance de son art par ses pairs. Ajoutons, même s’il ne nous l’a pas dit, qu’il est entré dès 1984 dans le dictionnaire des artistes belges… Une consécration amplement justifiée.

 

Benoît Briffaut